Rencontre avec le Duo Kurbasy
Deux chanteuses ukrainiennes engagées pour la préservation de la culture traditionnelle ukrainienne
Comme convenu, nous retrouvons le Duo Kurbasy dans les coulisses de l’Auditorium de la Cité des Arts, après leur répétition générale. Mariia Oneshchak est en train de repasser sa jupe pour le concert du soir. Nataliia Rybka-Parkhomenko nous demande si nous pouvons faire l’interview dehors. Ce soir, elles présenteront un spectacle composé de chants traditionnels ukrainiens intitulé Chants polyphoniques de la Forêt ukrainienne. C’est sur les transats du Festival Haizebegi, dans les jardins de la Cité des Arts de Bayonne, que nous recueillons leurs propos. Cet interview n’aurait pas été possible sans la présence Louise Henry, traductrice, que nous tenons à remercier une nouvelle fois.
– Nous avons constaté que le spectacle était constitué uniquement de chants populaires ukrainiens, pourriez-vous expliquer ce qui fait la caractéristique de ces chants ?
Mariia Oneshchak (M.O.) : En Ukraine on a vraiment la chance d’avoir un très grand répertoire de chants populaires. Beaucoup de chants se sont perpétués à travers le temps. Ils ont notamment été recueillis par des poètes ukrainiens et c’est pour ça qu’on est là aujourd’hui, qu’on perpétue cette tradition, qu’on les chante.
Nataliia Rybka-Parkhomenko (N.R.-P.) : En fait, le chant c’est notre force. C’est vraiment un instrument très puissant pour pouvoir raconter au monde et se le rappeler à soi-même aussi. Ça nous permet de ne pas oublier à quel point on est forts, à quel point on est un peuple libre.
M.O. : Le chant ça montre également à quel point le peuple ukrainien est ancien, on existe depuis longtemps. Aujourd’hui on est dans une guerre, une lutte acharnée contre la Russie et cette guerre n’a pas commencé il y a deux ans ou en 2014. Elle a commencé il y a des centaines d’années, voire des millénaires.
N.R.-P. : La chance qu’on a en Ukraine c’est que [pour connaître] ce trésor national, on peut lire des livres mais surtout il y a encore des personnes âgées – des grands-mères – dans les villages qui peuvent nous transmettre ce trésor. On peut se rendre dans les villages, chez elles. On peut boire un café avec elles ou autre chose, et elles nous chantent ces chants et elles nous les transmettent.
– Comment le répertoire des œuvres qui seront représentées ce soir a été constitué ? Vous avez choisi 14 chants, ils viennent de différentes régions. Comment s’est constitué ce processus de création ?
N.R.-P. : Mariia et moi on se connaît depuis 20 ans. On les a chanté tout au long de notre amitié. En 2020, c’est le Covid, et puis là on se retrouve ensemble, chez Mariia. Elle habite pas loin d’une forêt. On a chanté dans la forêt. C’est pour ça que le programme de ce soir s’appelle Chants polyphoniques de la Forêt ukrainienne. Pour nous, ça représente toutes ces années d’amitié. Il se trouve aussi que nous venons de différentes régions d’Ukraine.
– Vous êtes originaires du théâtre, vous évoquez la poésie, quelles sont les influences et inspirations qui vous ont permis de mettre en place ce spectacle ? La poésie, le théâtre, la politique… ?
M.O. : Dans notre œuvre, il y a l’influence de la poésie, il y a l’influence du théâtre également. Dans le théâtre Les Kurbas – dont nous sommes issues à Lviv – le metteur en scène mêlait souvent la poésie et le chant. Tous les comédiens qui passent par ce théâtre chantent. Le chant c’est de la poésie aussi, mais chantée. Des poètes ukrainiens tels que Bohdan Ihor Antonych, Lesya Ukrainka, Ivan Franko, sont des poètes ukrainiens dont nous nous sommes inspirés. En tant que poètes, ils ont interagi eux aussi avec cet héritage musical et traditionnel.
N.R.-P. : Je voudrais ajouter que le théâtre nous donne la liberté d’improviser. Chaque spectacle qu’on donne a sa propre âme en quelque sorte, il y a une pensée derrière chaque spectacle. Et par exemple, le spectacle qu’on va donner ce soir c’est un peu comme une méditation ukrainienne, et puis on choisit les instruments qui vont avec. Donc le théâtre oui, ça nous donne cette liberté de jouer.
– Et y-a-t’il une raison à la composition uniquement musicale du spectacle de ce soir, sans l’aspect théâtral ?
N.R.-P. : Le projet qu’on vous présente ce soir c’est le groupe Kurbasy. C’est un projet indépendant. Alors c’est lié évidemment, parce que le théâtre est intitulé Les Kurbas, c’est de là dont vient le nom. Mais en fait c’est un projet à part. Nous travaillons toujours dans le théâtre, nous sommes toujours comédiennes, rien n’a changé de ce côté-là, mais nous avons ces deux projets distincts, mais qui sont finalement entremêlés.
– Dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, qu’est ce que cela représente d’interpréter des chants populaires ukrainiens ici, au Pays Basque ?
N.R.-P. : C’est très important pour nous de partager cette musique pas seulement avec les Basques, et pas seulement avec les Français, mais avec le plus de monde possible. Depuis 2022, chaque année l’attention du monde diminue. On veut vraiment rappeler ce qu’il se passe chez nous. On veut montrer tout d’abord qui sont les Ukrainiens, on veut donner à ressentir. Ensuite, on veut faire comprendre également qui est notre ennemi. C’est la Russie, c’est Poutine. C’est l’incarnation du mal le plus absolu. Pour nous, le chant est un instrument très puissant pour transmettre des idées politiques, un acte de diplomatie. C’est un canal un petit peu plus “soft”. Et la dernière chose dont on a envie c’est peut-être aussi la possibilité de faire tomber amoureux des Français de la musique ukrainienne, toucher les gens. Oui, peut-être que certains Français ce soir vont tomber amoureux du chant ukrainien.
M.O. : Notre mission c’est aussi de rappeler qu’on existe, parce que la Russie fait tout ce qu’elle peut pour faire croire que l’Ukraine n’existe pas, que les territoires ukrainiens sont des territoires russes. Quand la guerre a commencé, j’étais aux Etats-Unis avec mes enfants. On était en tournée. C’est à ce moment-là que quelqu’un m’a dit : “Ah mais en fait il y a une différence entre les Ukrainiens et les Russes ? Je ne savais pas que c’était un peuple à part”. Et pour nous c’est très important de rappeler que oui, on est un peuple à part avec des territoires qui sont à nous.
N.R.-P. : En venant ici, on aimerait beaucoup vous apporter de meilleures nouvelles, on aimerait beaucoup vous parler de “happy end” mais ce n’est pas du tout ce que nous sommes venues vous raconter malheureusement. Les choses ne s’améliorent pas en Ukraine et on voit que ça empire à l’échelle globale.
Actuellement, il y a pas mal d’attention qui est tournée vers l’Israël alors qu’en Ukraine, à l’est du pays, il y a des régions où les combats se sont intensifiés. A tel point que nos soldats ont dit, cette semaine, que depuis deux ans de guerre totale, il n’y avait pas eu de combat d’une telle intensité dans certaines régions de l’est.
Pour l’instant, le combat continue et on aimerait bien parler de choses plus positives mais on ne le peut pas. Ce n’est pas du pessimisme. On est simplement réalistes. Nous sommes convaincues que s’il le pouvait, il ne “boufferait” pas seulement l’Ukraine. Il mangerait aussi le pays basque. Pour vous, ça vous parait peut-être loin. C’est quelque part là-bas. Mais en fait c’est très réel. Et c’est uniquement quand on le vit, quand on est sur place qu’on peut vraiment prendre toute la mesure de ce qu’il se passe.
J’aimerais aussi ajouter que les hommes et les femmes qui combattent sur le front font preuve d’un courage de Cosaques. Mais en réalité, il n’y a pas que le courage. Sans les armements occidentaux, je ne sais pas où en serait l’Ukraine et nous tenons grâce à ça. C’est très important que cette aide se poursuive.
Propos recueillis par Yona Bernadas et Jérémy Casaux